L’ultime caractère de Roger Excoffon

Je travaille depuis quelques années sur la dernière création typographique à laquelle Roger Excoffon s’est attelé. À l’origine la police devait sortir chez Berthold dans les années 70 mais elle ne fut jamais publiée. Au départ pour moi simple exercice de restauration numérique, ce projet s’est transformé au fil du temps en un véritable travail de recherche, étonnant, complexe, et terriblement passionnant. J’ai commencé l’été dernier à lever le voile sur ce chantier, qui entre maintenant dans sa phase de réalisation.

Au début des années 1970, Roger Excoffon est au sommet de sa gloire. Il a créé une série d’alphabets qui auront marqué profondément leur époque. Vendôme, Banco, Choc, Mistral, Antique Olive, pour ne citer que ceux-là, ont été d’immenses succès des décennies 50 et 60, au point de devenir des symboles d’un certain style français. En vingt ans de création au sein de la Fonderie Olive, Excoffon aura démontré son extraordinaire maîtrise du dessin, sa capacité à rechercher de nouvelles formes et même à repousser les limites techniques de son temps. Il est internationalement reconnu. Sa collaboration avec la fonderie Olive est terminée depuis 2 ans, et son activité de publicitaire, lancée 20 ans plus tôt en parallèle de sa charge de directeur artistique chez Olive, connaît un vif succès.

Cette époque est par ailleurs une de ces nombreux moments de transition technologique que le monde de la typographie aura connu depuis le début du XXe siècle. Le plomb est en train de céder le pas sur la lumière, et l’avènement de la photocomposition est en marche. Les machines commencent à être déployées à l’échelle industrielle et les fonderies sont occupées à transposer leur catalogue « plomb » en versions « photocompo ». Mais on n’a encore que très rarement créé des caractères spécifiquement pour la photocomposition. La fonderie Berthold AG s’est spécialisée dans la photocomposition dès 1958. Elle décide en 1973 de passer commande à Roger Excoffon d’un caractère dédié à cette technologie révolutionnaire.

Roger Excoffon et Günter Gerhard Lange, directeur artistique de Berthold, se mettent d’accord pour la création de l’Excoffon Book, un Elzévir de labeur dont il est précisé qu’il sera « différent ». S’en suivront trois années de travail et d’allers-retours entre les deux parties, qui se termineront hélas par une rupture de contrat aussi brutale que confuse, en avril 1976.

Quatre décennies plus tard

Quarante ans après, les esquisses préparatoires, les calques et les dessins d’exécution des six graisses du caractère attendent toujours dans leurs cartons. Les archives auxquelles les héritiers de Roger Excoffon me donnent accès font état du soin extrême que le créateur avait porté à sa création, ainsi que des attentes élevées qu’il nourrissait quant à ce caractère. Mais lorsque je commence le processus de numérisation et que je rentre petit à petit dans le détail, je dois me rendre à l’évidence : le caractère n’est pas totalement achevé. Même si l’essentiel des choix avait été opérés, Excoffon s’autorisait encore certaines variantes et n’avait pas encore tranché tous les éléments de vocabulaire.

Chemin faisant j’essaye d’en apprendre davantage sur l’histoire du caractère et je découvre des liens très forts entre l’Excoffon Book et les caractères qui l’ont précédé : le Mistral et surtout l’Antique Olive. Je prends conscience qu’Excoffon avait toute sa carrière réalisé un important travail d’abstraction et d’analyse de sa pratique de créateur de caractères. Il avait dès 1955 commencé à ordonner ses idées et projeté d’échafauder une Étude raisonnée ayant pour but de révolutionner la conception des caractères typographiques. Vingt ans plus tard l’Excoffon Book semble bel et bien être un prolongement, si ce n’est un aboutissement, de cet effort de réflexion.

Cette recherche théorique, on la connaît en partie, et elle est même exposée de manière approfondie dans l’excellent Roger Excoffon et la Fonderie Olive (Sandra Chamaret, Julien Gineste et Sébastien Morlighem, editions Ypsilon). Mais partout où elle est abordée, l’importance qu’elle revêt aux yeux d’Excoffon ne ressort pas, tant elle est écrasée par la puissance de l’œuvre typographique. Le problème est que cette recherche n’a jamais pu être incarnée dans sa plénitude par un caractère publié. Ni le Mistral ni l’Antique Olive ne sont de véritables exemples de ce à quoi rêvait Excoffon : c’est la thèse à laquelle je suis arrivé au fil de ce travail. Excoffon n’a jamais pu aller au bout de ses ambitions… jusqu’à l’Excoffon Book, qui justement a échoué juste avant le stade de la publication.

Un choix difficile

Alors je me retrouve à l’été 2016 devant ce dilemme inattendu : dois-je réhabiliter et publier ce caractère, dont le dessin final n’aura pas été validé par son auteur ?
– si je le fais, je permets à ce caractère de vivre, et je sais de source sûre qu’il revêtait une grande importance aux yeux d’Excoffon, mais je prends le risque de trahir une partie des intentions de l’auteur;
– si je ne le fais pas, je ne trahis rien ni personne, mais le rêve de révolution typographique d’Excoffon restera largement ignoré du public.

Afin de ne pas rester seul devant ce dilemme, et aussi dans le but de récolter le plus d’informations possibles sur le dossier, je réalise deux conférences à l’été 2017 pour présenter ce travail et les interrogations sur lesquelles il débouche : l’une aux Rencontres de Lure et l’autre à l’ATypI, Montréal. Il existe d’ailleurs une captation vidéo de cette dernière, visible ici, où je présente les principes de base de l’Étude raisonnée. Ces deux interventions auront donné lieu à des moments d’échange passionnés qui m’auront nourri et permis de prendre du recul. Elles m’auront aussi permis de mesurer à quel point Roger Excoffon reste une figure d’exception qui fascine encore 30 ans après sa disparition.

À la fin de ces deux conférences j’ai réalisé un sondage à mains levées avec l’assistance. Je demandais aux participants de prononcer un choix parmi les trois proposition suivantes :
1. Faut-il publier le caractère, en le numérisant tel quel, donc en conservant les erreurs qui semblent subsister, mais au risque de dévaloriser l’image de Roger Excoffon ?
2. Faut-il publier le caractère, dans une version révisée, donc en présentant un caractère au dessin cohérent, mais au risque de m’éloigner de ce que l’auteur aurait validé si il était allé au bout de se création ?
3. Faut-il ne pas publier le caractère ?

J’ai compté les résultats de manière approximative mais cela suffit à donner les grandes tendances. Voici les comptes que j’ai retenu :

Rencontres de Lure :
1 : 60 personnes / 2 : 50 personnes / 3 : 10 personnes

ATypI :
1 : 10 personnes / 2 : 45 personnes / 3 : 25 personnes

Aux Rencontres de Lurs une presque majorité absolue (60 sur 120) incline vers la publication d’un caractère fidèle aux choix du maître, sans modification aucune. On peut y voir là l’attachement affectif à la personne d’Excoffon, qui fut longtemps président des Rencontres de Lure et que quelques personnes de l’assemblée eurent même la chance de connaître de son vivant. Une très forte majorité se dessine en tous cas en faveur de la publication du caractère (110 contre 10).

À l’ATypI les résultats sont sensiblement différents. Une proportion nettement plus importante qu’à Lurs se manifeste contre l’idée de publier un caractère inachevé du vivant de son auteur (25 sur 80). La majorité s’exprime néanmoins fortement en faveur de la publication du caractère (55 contre 25). Et parmi cette majorité une proportion claire se prononce cette fois pour la publication d’une version révisée du caractère (45 contre 10).

Vers une publication en deux volets

Pour être honnête, à l’époque de ces conférences j’étais moi-même plutôt enclin à voter pour la 3e proposition, et ne pas publier. Je ressentais le fait de sortir ce caractère inachevé comme une atteinte possible à la mémoire d’Excoffon. D’une part parce que cette publication se ferait sans certitude qu’Excoffon n’aurait pas porté son caractère plus loin sur différents aspects, si il avait pu y travailler encore quelques années – ce qu’il aurait certainement souhaité faire. Et d’autre part parce que ce caractère est si étrange et si différent de l’univers de forme qu’on a l’habitude d’associer à Excoffon, et que l’auteur n’est plus là pour défendre lui-même ses choix.

À l’issue de ces deux présentations publiques mes convictions ont commencé néanmoins à évoluer quelque peu, et mes craintes à s’effacer. L’intérêt pour ce projet que j’ai pu percevoir chez mes interlocuteurs m’a convaincu qu’une réhabilitation du caractère était possible. Pourvu bien sûr qu’elle soit d’abord réalisée avec tout le soin nécessaire, et ensuite accompagnée des efforts de contextualisation suffisants pour que les designers d’aujourd’hui comprennent sa spécificité.

C’est la direction que prend le projet aujourd’hui. Mon intention est désormais de commencer par rédiger et publier un opuscule sur le projet de révolution de la typographie de Roger Excoffon, puis de publier l’Excoffon Book lui-même, dans un second temps.

L’opuscule consistera en une analyse de l’Étude raisonnée qu’Excoffon avait commencé d’écrire en 1955 (avec l’assistance de Gérard Blanchard), mise en regard de ses entretiens des années 1970, qui révèlent une partie de son cheminement intellectuel. Je croiserai cela avec les témoignages des personnes que j’aurai pu rencontrer et dont l’expérience est éclairante à différents points de vue : soit parce qu’ils ont connu Excoffon, soit parce qu’ils connaissent le contexte de l’époque. Enfin je ferai une synthèse de ce que j’aurai observé en travaillant sur l’Excoffon Book. Le tout formera une étude qui esquissera les contours et les enjeux de ce que Roger Excoffon appelait une « typographie nouvelle ».

Cette publication livresque devrait être suivie, donc, par une publication du caractère lui-même. On a bien compris désormais qu’on ne peut en réalité pas vraiment parler du caractère, mais d’une version du caractère. Et la forme exacte de cette publication n’est à ce jour pas encore clairement établie. Plusieurs options sont possibles et je me laisse encore du temps pour y réfléchir. Il est probable toutefois que je m’oriente vers la solution de la version révisée par moi-même, même si elle n’est pas forcément exclusive d’autres versions. Et par ailleurs j’examine la possibilité de demander leur concours à d’autres designers afin de faire comprendre au mieux les tenants et aboutissants de la « typographie nouvelle ».

Un stimulant pour la création d’aujourd’hui

Il faudra donc encore un peu de temps à cet Excoffon Book pour voir le jour. Après 42 ans, ce caractère peut bien patienter encore un peu. En définitive ce qui m’apparaît le plus important dans ce projet, c’est de faire percevoir l’ambition du projet d’Excoffon : renouveler l’art du dessin de caractères, rien de moins. Si l’on connaît bien les caractères d’Excoffon, on n’a pas toujours bien conscience de la profondeur de la réflexion qui les a suscités. Ces années passées à étudier son travail et à dialoguer avec ceux qui l’ont connu m’ont convaincu de l’intérêt de faire mieux connaître cet aspect du personnage.

La publication de l’Excoffon Book n’est à mes yeux plus une fin en soi. Elle est devenue davantage un moyen d’attirer l’attention sur le projet de « typographie nouvelle » d’Excoffon, et d’en exposer sa logique. Non pas évidemment dans le but de tenter de déclencher cette révolution qu’Excoffon appelait de ses vœux – quarante après, et sans lui… Mais dans celui de mettre en lumière l’attitude audacieuse et l’ambition créatrice d’un typographe hors norme. Un exemple désormais ancré dans l’histoire, mais dont les générations suivantes peuvent nourrir leur propre recherche.

NB : pour en savoir plus sur l’œuvre de Roger Excoffon, on peut aujourd’hui consulter un nouveau site dédié, conçu par Axelle Le Sourd et Marianne Estrangin, deux petites-filles de l’artiste aux multiples facettes.

Commentaires

2 réponses à L’ultime caractère de Roger Excoffon

  1. Merci pour cet article passionnant. Je rapprocherais sa thématique du cas des œuvres musicales inachevées que nous avons eu la chance d’entendre grâce au travail de compositeurs ultérieurs qui ont réussi à s’imprégner de l’esprit de leur prédécesseur et qui ont pris le risque d’en proposer une version publique…

    répondre à MARTIN Gérard

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